La puissance des réseaux sera-t-elle suffisante ?
Malgré le titre, nous ne parlerons pas ici des réseaux électriques et de la diffusion des véhicules du même nom, mais des réseaux sociaux. Quels liens avec la mobilité et les transports ?
Des tendances, puis des annonces, des business angels puis des fonds d'investissements, des start-up puis des multinationales, l'arrivée d'opérateur de mobilité semble se concrétiser. Le marché est là (des automobilistes déçus et/ou contraints ...), les technologies sont là, les acteurs se préparent, et les attentes sont immenses, et certainement contradictoires : bénéfices environnementaux pour les uns, bénéfices économiques pour les autres.
Pour autant, une fois passé les solutions d'autopartage (plus ou moins) subventionnées, les offres complémentaires aux TC, les services de mobilité se développeront-ils massivemment pour offrir une réelle alternative au déplacement autosoliste ? Et si finalement, le peer to peer devenait, aussi en matière de mobilité, un moyen puissant de collaboration ?
M.Yochai Benkler de la prestigieuse Université de Yale a publié un livre en 2006, la Puissance des Réseaux (The Wealth of Networks). Ce livre, malheureusement pas encore traduit en français, est disponible intégralement ici. Une analyse partielle de cet ouvrage est proposée, elle est issue de [source Compte rendu sur le livre paru dans Rue Descartes n°55] :
L’objet de Yochai Benkler, rien ne le décrit mieux que le titre du dernier chapitre portant sur « l’écologie institutionnelle de l’environnement numérique ». En effet, l’auteur s’intéresse aux nouveaux équilibres qui se font jour à partir du développement des nouvelles technologies. Très clairement, on passe du registre économique au niveau politique, à partir d’une réflexion sur la refonte d’une société qui se définit dans l’usage des réseaux informatiques.
L’interprétation de Yochai Benkler proprement dite peut être caractérisée dans sa plus grande généralité à partir de trois thèses qui organisent son point de vue : les réseaux informatiques sont porteurs d’innovations bien spécifiques, celles-ci affectent l’ensemble des relations sociales, et enfin, ces changements sont pour l’essentiel positifs.
Au-delà d’une analyse de l’innovation technologie, il s’agit donc surtout de considérer une réorganisation significative du social : les réseaux informatiques procèdent à une redéfinition essentielle de la manière dont nous organisons nos relations avec autrui, ou pour le dire de façon plus technique, de notre « capital social ». Contrairement aux plus pessimistes qui discernent dans les formes réticulaires d’échange un effondrement des relations interpersonnelles, il peut montrer que cette impression provient d’une définition étriquée et archaïque, de ce que doit être un lien social. Faisant référence à la thèse de Robert Putnam qui soulignait, dans un livre marquant (Bowling alone, en collaboration avec Lewis M. Feldstein et Don Cohen, Simon & Schuster 2001), à quel point l’intensité des liens sociaux favorise une « société engagée » distributrice de biens sociaux tels l’éducation et la civilité des rapports entre personnes, Yochai Benkler insiste sur le fait que les réseaux informatiques nous ouvrent les portes d’une nouvelle société d’engagement. En multipliant les contacts, les réseaux informatiques permettent à ses yeux une vie sociale plus riche et plus épanouie et portent même une reviviscence des formes communales de relations sociales, ces fameuses « communautés » sur l’Internet. Yochai Benkler prend soin de préciser qu’il ne s’agit pas ici d’un simple retour en arrière, mais plutôt d’une analogie par rapport au passé : « nous sommes désormais plus enclins à bénéficier des mêmes émotions et des mêmes contextes que ceux autrefois associés à l’importance de la communauté, grâce à un réseau de liens sociaux limités en temps et en intensité qui se recouvrent » (p. 16). De ce fait « les comparaisons entre les pratiques d’aujourd’hui et de l’ancienne manière de remplir les exigences d’une communauté, aussi bien que les craintes concernant la perte de la dimension communautaire, sont plus une forme de nostalgie qu’un diagnostic du malaise social actuel » (p. 362).
Ces nouvelles manières de tisser des liens caractérisent tout particulièrement un phénomène d’apparence paradoxale : la valeur des liens de « faible intensité ». « Faibles », car les échanges sur les réseaux peuvent s’avérer éphémères, ponctuels et ils n’offrent pas toujours la continuité de l’échange traditionnel en « face à face ». Mais, engageant peu, ils permettent de coopérer plus. Un échange sur un réseau implique moins, mais autorise plus de marge de manœuvre. Ce fait est producteur d’une nouvelle efficacité sociale qui se révèle contestataire de la puissance du marché.
D’autres exemples sont disponibles; ils soulignent tous l’enjeu des nouvelles technologies : à travers elles, c’est bien l’efficacité de la propriété comme base de la production – économique, politique et plus largement, comme le titre le porte, « sociale » – qui se voit remise en cause. Un nombre d’acteurs non propriétaires, coopérant chacun pour une partie, parfois infime, à une réalisation commune, sans avoir à se connaître, à se rencontrer, donc avec un minimum de coûts sociaux et de coordination, peuvent être plus efficaces que l’action d’un « propriétaire » se chargeant – ou chargeant des collaborateurs rémunérés – d’une tâche. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement d’une nouvelle division du travail, mais plus essentiellement d’une réactivité nouvelle : les erreurs (d’une encyclopédie, d’une correction d’épreuve, les « bugs » d’un code source dans un logiciel libre) sont aisément repérées par les personnes intéressées et réparées par elles. C’est toute la « valeur normative » des « liens faibles » (weak ties, p. 366) : on parvient à des productions aussi et même plus sophistiquées sans le coût social des liens « lourds » tels la famille, le voisinage, la communauté d’autrefois. Cela ne signifie pas la disparition de ces liens lourds, mais la relativisation de leur importance.
Cette substitution n’est pas un miracle : elle découle des propriétés de décentralisation et de collaboration que présentent les réseaux et d’une autre propriété, qui est celle de l’information elle-même : elle constitue un bien non concurrentiel (non rival good), en ce sens que sa consommation par une personne n’empêche pas sa consommation par une autre personne (p. 36).
La puissance des réseaux semble donc immense et propice aux échanges, à créer des communautés, à développer des outils "partageables" et concurrentiels des solutions proposées par le marché, à être aussi efficace qu'une entreprise chargée de piloter un projet. Ainsi, sans intermédiaires couteux, les citoyens pourraient rester opérateur de leur mobilité donc "autonomes collectivement" en utilisant des outils libres.
Pourtant, est-ce que ces communautés sont assez solides pour inspirer la confiance nécessaire au partage d'objets matériels ? En effet, la mobilité constitue dans certains cas un bien non concurrentiel (quand j'ai 3 places libres dans ma voiture, je peux accepter 3 personnes sans "concurrence") mais impliquant le partage de certains biens matériels.
Pour Zygmun Bauman sur ndlr, notre société individualisée va de pair avec une extrême précarisation des liens. La tendance à substituer la notion de « réseau » à celle de « structure » dans les descriptions des interactions humaines contemporaines traduit parfaitement ce nouvel air du temps. Contrairement aux «structures » de naguère, dont la raison d'être était d'attacher par des noeuds difficiles à dénouer, les réseaux servent autant à déconnecter qu'à connecter...
Il est donc possible que certaines communautés, de part leur structure, les catégories de personnes engagées, leur taille, puissent inspirer cette confiance et mettre en oeuvre ces nouvelles solutions de partage d'informations, de connaissances et d'objets. Seront-elles suffisantes pour faire basculer le marché de la mobilité ?
Si le réseau n'est pas suffisant pour inspirer la confiance, une autre tendance pourrait se développer, conformément à la proposition n°4 de J.Attali auteur de Survivre aux crises (voir précédente note), la résilience: ne compter que sur soi-même, rechercher l'autonomie voire l'autarcie, n'acheter que des véhicules d'occasion et développer des compétences pour réparer, maintenir en état (voir le développement des self-garages), et si besoin, pour des raisons économiques, troquer ses places libres dans sa voiture (voir ici), ou vendre la place libre dans son coffre (voir ici)...
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